Une nouvelle intervention de Redstarpx dans ce blog qui s'est senti — par la Force obligé — de dire tout le bien qu'il pense de cette estampe de Chaland…
On dit communément que le
diable se cache dans les détails. Si cela est vrai, alors il n’est pas d’auteur
de bande dessinée plus diabolique qu’
Yves Chaland.
Etymologiquement, cela a
pourtant tout de l’oxymore : car le diable est celui qui divise ,
alors que Chaland rassemblerait plutôt, aujourd’hui. On pourrait presque dire
qu’il met tout le monde d’accord : par delà les époques, leurs modes et
leurs maux, spécialistes et profanes s’accordent en effet à le regarder
comme lui nous regarde, depuis l’abîme (de 1990 aux années 2010 :
tout un continent englouti, pourtant).
La nostalgie, d’ordinaire
bonne camarade, n’a ainsi pas cours en ces pages. Car les dessins de Chaland agissent
encore et encore : ils travaillent la même matière brute, épousant un
projet identique - frayer un chemin. Réunir ces deux
blocs autonomes : le temps littéralement historique de la bande
dessinée, et son anticipation très personnelle de l’après (la post-modernité et
ses différents avatars).
Son œuvre est toujours en
déplacement. Ce n’est pas le moindre des paradoxes : voilà un auteur que
l’on aura souvent voulu figer dans l’hommage ou le rétro (la Nouvelle Ligne
Claire, pour le dire vite), et qui dès le début est en avance sur son
époque, résolument futuriste jusque dans ses pastiches des illustrés des années 50.
Ce hors-jeu assumé est ce
qui rend Chaland à jamais moderne. Au moment même de son surgissement, il
semble avoir déjà anticipé sa fin, créant le désir au moins autant qu’il annonce
le manque à venir. Il serait comme un
écho fin de siècle (les années 1980) à la phrase de Faulkner : « le
passé ne meurt jamais : il n’est même pas passé ». En dix ans à
peine, il aura ainsi accompli ce prodige : constituer une œuvre sans même
avoir l’air d’y songer. Progressant dans son art, développant une manière
propre, comme une vague recouvre une autre vague. Touchant la cible à tout
coup, ou presque : chaque personnage devenu le prolongement de tous les
autres, chaque dessin renfermant la totalité de l’œuvre, dans un emboîtement
infini, un horizon indépassable qui en fait presque un genre à lui tout seul
aujourd’hui.
Chaland est comme un
parfum qui d’emblée rassure (l’immédiat du trait), sans jamais cesser
d’inquiéter (l’incommunicable du langage). Plus que tous les autres, il a mis en perspective (et en
pratique) cet angoissant équilibre. D’où peut-être la fascination qu’il
continue d’exercer, sur ses confrères comme ses lecteurs. Avec cette interrogation,
permanente : comment le saisir ? Comment seulement l’espérer ?
On dirait qu’il n’y a pas
de cadre qui le contiendrait tout entier : Chaland est dans le hors-champ
– ou plutôt, il ne cesse de l’appeler.
Pourtant le cadre est bien là : pensé, composé, fabriqué, avec la plus
grande rigueur possible. Mais son auteur fait tout pour en sortir.
C’est sans doute
parfaitement logique : bien que cherchant l’évasion, Chaland part malgré tout
de ce carcan : l’image pieuse, fondée sur la dualité catholique – le bien
et le mal, ce qui est vu et ne peut se voir ; la représentation de ce qui
n’a pas vocation à être ainsi scruté.
Alors en lieu d’envol, il
joue la fugue, comme dans la série des Cauchemars : tendant et
distendant la toile, les corps, les éléments de composition, bientôt
dé-composés. Menant jusqu’au bout de son chemin cet effet de distorsion, dans
le devenir-liquide de chaînons fixes. A la recherche du chaînon manquant, de
l’image derrière l’image, mieux : de l’image entre les images.
C’est ainsi qu’un et un
feront bientôt trois.
D’où son ancrage dans la belgitude
et le catholicisme originel, la Sainte Trinité. Cette matière théologique
pré-imprimée où tout a commencé : le Père créateur du monde (Jijé), le Fils qui
vient en faire l’annonce (Franquin), et puis le Saint Esprit, qui se débrouille
à faire la suture entre les deux (Tillieux).
Chaland est donc celui qui
prend sa part aux Ecritures, mais les redéfinit bientôt : scribe surdoué
plus qu’appliqué, engagé dans ce grand détournement des voies immédiates – la
subversion par le rire. Rupture certes, mais qui chemine sur un fil
incertain : travailler amoureusement toutes les figures, toutes les
techniques, avec la plus grande détermination à affronter puis dépasser ce
risque majeur : la virtuosité ou la joliesse – le gouffre sans fond de la
démonstration vaine.
Sa méthode : aller
chercher la référence, poser une équation (une seule) en constituant
l’assemblage, puis suggérer que tout est voué à la disparition. Enfin, sur la
pointe du pinceau ou du Rotring, attendre la Chute (la chute tout court :
songeons aux innombrables accidents qu’il aura dépeints).
Le plus fort dans tout
cela : donner au lecteur le temps ; le temps d’y voir ; le temps
de revenir (revenir à Chaland, c’est faire la critique de ce que l’on aura vu
la première fois : c’est déjà du commentaire, de la glose – c’est
l’au-delà du dessin, et l’en-deça du texte, un point où rien n’est stable –
tout est ligne, mais rien n’est parfaitement clair).
Cet effet de ralenti, là
où tout ne devrait être que vitesse, c’est l’idée du peintre selon
Delacroix : « savoir attraper au vol un ouvrier tombant d'un
échafaudage dans le temps qu'il met à tomber ». Chaland imprègne son
image, toutes ses images, dans une manière d’alanguissement, en même temps
qu’il peut en sortir à une vitesse sidérante. Il est tout entier dans ce
balancement ternaire : le renversement permanent de deux points de vue
(l’image réelle et son revers halluciné) par le détricotage simultané de
l’ensemble.
Il s’affirme ainsi à la
fois comme le roi de la profondeur de champ et le maître de l’effet-loupe.
Tout est merveilleux d’étendue, et tout est d’une précision à peine
croyable : des particules échappées d’un tableau pointilliste, se mouvant
avec grâce dans un décor de cinémascope ! Il y a autant d’angles de vue
que d’endroits où l’œil se pose, et pourtant rien n’est flou. La mise au point
se fait d’elle-même, car chaque chose est détail, au bout du compte.
C’est tout à fait
diabolique, en effet.
Yves Chaland — Valse de saisons Sérigraphie couleurs ; 199 ex. n°/signés Éditions La Ligna Clara, 1989 |
Ainsi dans une œuvre
sublime, la sérigraphie Valse de Saisons, où tout est (évidemment)
triple.
D’abord le rythme interne
de l’image : un premier plan (ce petit groupe qui surplombe le défilé des
mannequins) / le catwalk / un arrière-plan aux faux airs de
coulisse ; ensuite, les couleurs,
fonctionnant sur le même principe : une dominante et une dominée
que sépare une médiane (par exemple vert/rouge/blanc ou
jaune/bleu/blanc) ; enfin les personnages eux-mêmes :
tête/tronc/jambes & pieds (la chaussure esquissant l’échappée).
Ce tableau semble contenir
tout Chaland : dans ses points de fuite, au delà de ce qui symbolise
chacune des saisons, jusque dans cette notion de résistance. Aucune image en
effet n’en recouvre une autre (ne la contient), ou ne la préfigure (devenant,
en soi, déjà son souvenir). Il n’y a pas de surimpression possible, car chacune
des sensations fonctionne en opposition immédiate avec la précédente. Ce qui
importe, c’est la voie du milieu, l’élément tiers créé par la sidération
provoquée par les deux autres.
Par
exemple, dans cette vague de jaune qui se déverse depuis le rideau, avec ces
ombres blanches : la lumière ainsi créée nous projette dans une mer de
sable artificielle. Elle déroule une piste de cirque, que foule un
caravanserail de personnages étranges : mi-homme ou femme et mi-animal, et
bientôt être hybride, comme enfin délivré de ses deux incarnations précédentes
(voyez ce magnifique homme-poisson, dont on ne sait plus très bien lequel des
deux préexistait à l’autre).
Agissant
de la même façon, le croissant de lune semble « minéraliser » le naturel
(arbre, fleur, fruit, champignon, poisson), le niant par l’illusion,
l’artifice : à la verticale, comme tombée de l’astre, une étrange
femme-poisson, avec des ballons de baudruche rose et vert pâle en guise
d’oreilles de Mickey, qui la font ressembler à un cornet de glace
ambulant : personnage de fiction ou monstre égaré ici-bas ? Son
regard est caché par des lunettes noires (elle est la seule dans ce cas dans le
défilé), la rendant quasiment opaque.
Génie
du détail jusque dans l’accessoire : ainsi le sac à main-marron, et le
parapluie de l’homme-champignon, dont le mouvement fait d’abord croire qu’il
tient sa partenaire par la main ; la coiffure de la femme-neige, dont la
forme reproduit celle de la brassière ; les points qui la composent (les
flocons) ; et puis ce motif rouge en forme de cape qui accompagne la
procession.
Ce
déplacement discret du rouge fait le point entre deux
propositions contigües : l’émiettement et l’éclatement, au travers
d’une progression alternée - cape/champignon (haut), puis cape/fraise
(bas). Cette parade, il nous faudra à la fin l’envisager de ces deux points de
vue concurrents : le défilé, et la corrida – en ces deux
mouvements successifs : parader, puis parer.
Car nous
l’avions presque oublié : c’est bien un défilé de mode auquel nous
assistons, dans tout ce qu’il a de plus habituel. Et cependant l’originalité
des parures crée un décalage constant, à même de fragiliser notre appréciation,
voire de nous perdre : une parade, certes, mais d’une étrangeté telle
que sourd une menace indéfinissable.
Dans
cette harmonie que rien ne semble vouloir déranger, Chaland insère avec culot
deux éléments perturbateurs : un modèle prégnant d’érotisme, un autre à la
touche d’exotisme plutôt insolite. Mais ni l’un ni l’autre ne viennent mettre
en péril l’équilibre, et se fondent naturellement dans la marche.
Le
premier modèle est une femme-fleur qui nous invite à la considérer sous l’angle
le plus littéral, et en cela nous trouble : elle est une marguerite
attendant qu’on l’effeuille (le dessinateur a déjà commencé de le faire :
sa poitrine nue est à peine masquée par sa collerette). Le pistil qui lui tient
lieu de couvre-chef est la marque de la vie-même, symbole de la toute-puissance
du soleil dans cette onde de chaleur créée par les projecteurs. Quant à cette
femme noire entièrement dévêtue dans sa bogue, elle offre une parfaite symétrie
– ton de brun/ton de vert – avec l’homme-sapin qu’elle précède : elle en
est presque l’accomplissement, le désir matérialisé. Elle irradie dans le
naturel de sa nudité, en même temps qu’elle est peut-être le vecteur d’un
message politique plutôt osé : femme-châtaigne dans l’affirmation de sa
négritude, aux formes souples et sensuelles – qui prendra donc le risque de s’y
piquer pour en cueillir le fruit ?
Ici
s’exprime un élan manifeste vers la discordance, vers un ailleurs (l’au
delà du podium : le monde, sans doute). Mais cette mise en danger ne crée
pas de cassure, et se résout dans la plus parfaite décontraction (tranquille
nonchalance de l’homme-sapin, les mains dans les poches !) : un
sommet d’élégance.
Les
apparences sont cependant trompeuses : cette image-première est déceptive,
comme toujours chez Chaland. Par cette faille, il fait surgir la
suspension : le sourire ou le rire naîssent d’abord d’un affrontement.
Avec ce qui encadre ce flot de lumière et de couleurs, jusque dans l’encadrement lui-même :
ces deux parenthèses bleu pâle qui font s’affronter le jour et la nuit.
En
premier lieu du point de vue des personnages : le pilier à l’extrême
gauche marquant la limite du cadre, c’est donc a priori cette dame un peu forte
aux lèvres pincées, au visage trop rond et aux seins trop lourds, qui domine la
scène et nous entraîne dans l’histoire.
Chaland
étant diabolique (et nous au fait de sa malice), nous apercevons assez vite un
homme un peu plus haut, dans l’axe médian du cadre : caché derrière un pan
du rideau, il observe le spectacle, à la dérobée.
Qui
figure-t-il ? Le spectateur/lecteur ? Ou Chaland lui-même ? Et
puis, qui est-il donc ? Un employé ? Un serveur, peut-être, comme
dans la Party de Blake Edwards, par qui le commentaire (muet, c’est sa
force) advenait : ne jamais être dupe, du naturel comme de l’artifice.
Ou tout simplement le directeur de collection ?
Blake Edwards, The Party — 1968 |
Lui-même
tout à gauche, il est peut-être bien le point d’accroche de notre lecture, la
conclusion anticipée du récit. A portée de sa main, toutes les couleurs de
l’épisode : jaune, blanc, vert, et bleu pâle, comme de juste.
Ce
que nous voyons aussitôt mis en oeuvre, c’est une collision entre la
sophistication et la trivialité, et le mariage forcé qu’elle engendre :
celui de la légèreté et de la pesanteur, entre ciel et enfer. Le groupe au
premier plan est une caricature presque immanente d’un entre-soi outragé :
la mère aux sourcils froncés, la fille qui regarde, consternée, son père (?)
qui essuie ses lunettes au moment même du défilé, le type (le gendre ?)
aux cheveux en bataille. Cette mondanité feinte, c’est la comédie sociale dans
ce qu’elle a de plus vulgaire. C’est l’effritement du masque des convenances,
une parade ratée : le grand monde (un lieu chic, un public choisi) mis en
miettes.
Mais
la satire ne vise pas ce simple frottement : la ligne d’horizon du
dessinateur se forme petit à petit, et notre regard soudain se pose sur ce que
la grosse dame considère avec réprobation. Ce n’est pas le catwalk :
c’est une scène qui se joue de l’autre côté, dans un arrière-plan qui aurait pu
n’être qu’un simple décor d’appoint, mais va servir de cadre à la corrida du
désir – un désir détourné de sa cible première, un désir qui ne sera que
frustration, jamais achèvement.
Le personnage central du
tableau était là, mais nous ne l’avions pas vu. Il nous était donné par un tiers, et nous ne le
savions pas. C’est cette femme qui vient tout juste d’arriver, très en retard.
De fait, tous les regards se tournent vers elle : l’homme derrière le
rideau, les spectateurs dans la fosse, ceux de l’étage - tous sauf un : ce
photographe en bas à droite qui continue à mitrailler les mannequins ! Et
aussi cette jeune femme, nous l’avons dit, qui regarde l’homme essuyer ses
lunettes – mais nous voyons soudain ce dernier sous un jour nouveau :
peut-être désire-t-il tout bonnement mieux voir celle qui vient
d’arriver !
C’est
un tourbillon qui envoie valser tout le reste : surprise du serveur qui
verse à côté du verre, déférence ou obséquiosité du personnel, fascination de
tous les autres, qui ne regardent plus le défilé pour lequel ils étaient
spécialement venus (et nous non plus, d’ailleurs). Qui est cette créature ainsi
mise en scène ? Que veulent dire les indices semés ici et là ? Cet apprêt
souligné par ce mouvement triple : la main dans les cheveux, l’écharpe, le
pli de la robe ?
Elle
entre dans le décor en majesté, par la grande porte figurée par les piliers
(qui délimitent ainsi un nouveau plateau, créant un autre espace, redéfinissant
l’altitude : elle est en haut des marches, plus haut que le catwalk,
mais pas encore dans les gradins). A noter : le visage du gros homme qui
l’accompagne, en partie dissimulé par un pilier, montre le peu d’importance que
Chaland accorde à celui-ci (il n’est qu’un appendice, au mieux).
Mais cacher cet appendice
en partie est justement ce qui est amusant : on remarque qu'il plastronne, la tête
redressée et le nez en l'air, comme un soldat qui défile (!), ou comme un
chasseur venant exhiber son dernier trophée. Ce doit être un nanti, un
« puissant de ce monde », pour ainsi
entrer en retard, et le faire sans vergogne aucune : là est son
privilège de caste. Mais il n’est qu’un personnage secondaire : l’élément
perturbateur qui vient divertir l’assemblée (au sens étymologique de divertere,
détourner), c’est elle.
Un
glissement s’opère : nous avons l’étrange sensation de deux tableaux, l’un
moderne, l’autre classique, qui seraient alors superposés, sans affecter la
vision de l’un ou de l’autre, grâce à un effet de transparence. L’œil en crée
vite un troisième : l’échappée figurée par le catwalk, ce
hors-champ ainsi fantasmé par l’assemblage des deux autres.
Les
vêtements du public, les appliques Art Déco, les croisillons de la balustrade
ou les motifs identiques sur le rideau renvoient ainsi aux années 1930, quand
les participants au défilé inventent un univers fantastique tout droit sorti
d’un film de science-fiction. De la même façon, la coulée du défilé, si souple,
si moderne, se heurte au hiératisme apparent des spectateurs. Les effets de
rondeur (culotte bouffante, boules de glace, fraise, sac sphérique) contrastent
avec une architecture rectiligne, droite, massive et imposante.
Toutefois,
le mélange se fait parfois, en interne comme en externe : mélange des
époques sur le catwalk (Antiquité des sandales tressées de la fraise,
années 1960 du champignon-jockey, années 1930 des maillots de bain du couple
poisson, Années Folles de la bogue-Joséphine Baker), mélange des signes dans la
salle elle-même (le motif croisé présent dans les éléments de décor se retrouve
dans le costume de l’homme-poisson, achevé dans l’œil-même du poisson).
C’est
l’oeil courroucé de la grosse dame qui déchire le cadre : il trace une
ligne, comme une flèche atteignant la retardataire, qui passerait, de manière
très symbolique, par la femme-poisson. Ce trajet croise alors la cape que cette
dernière tient comme une muleta : nous voyons bien qui voit
rouge et figure le taureau aux naseaux fumants ! La femme-poisson peut
être vue comme une médiane de la retardataire, qui, par son jeu de corps, sa
démarche, sa disposition dans le plan, semble voler le regard, et, usurpant la
qualité de mannequin, proposer son propre défilé.
Ou
alors, ce regard furibard exerce-t-il une trajectoire plus courbe : surplombant
le défilé, il serait comme un pont atteignant directement la nouvelle
arrivante. Une diagonale qui en ferait une perpendiculaire à la scène, la
perspective la dirigeant vers le haut des escaliers
C’est
dans ce changement constant de perspective que la valse se déroule : pour
chaque duo qui se forme, une troisième partie vient s’inviter. Si tout est
double en apparence, dans l’appariement comme dans la confrontation, rien n’est
jamais figé, tout se dilue toujours, pour se reconstituer plus loin. Ainsi des
couples de mannequins (la jeunesse, les saisons à venir), des couple de
spectateurs (l’âge mûr, les saisons passées) : Chaland envoie valser les perspectives, il
les renvoie valser, même : c’est en effet une valse de
saisons, pas des saisons à laquelle nous assistons– cet indéfini
en signale l’éternel recommencement des événements, des attitudes ou des
postures.
Banalité
de l’apparat, ironie de l’apprêt – et jouissance pure du
spectateur/voyeur : il peut achever d’obéir à sa pulsion scopique la plus
essentielle, tout en déroulant l’exégèse sur le dessin en train de se
constituer. C’est d’une modernité absolue, et cela fait de cette image un
classique instantané. Le malaise créé par le déséquilibre (ce qui est vu
d’abord n’est pas ce qui doit être compris à la fin) fait place à un triomphe
toujours renouvelé. Il consacre la responsabilité de celui qui regarde, en ce
qu’il n’est pas simple témoin : c’est à lui de jouer, de prendre sa part –
y compris, quelle ironie, cet aveugle à la canne levée !
Cela
rappelle une autre sérigraphie, Drame Dans L’Atelier, véritable
tryptique en un seul plan : la scène réelle (ce couple qui fuit après un
meurtre), la scène fantasmée (le tableau peut-être inachevé du peintre), et
puis le cadre d’ensemble vu par le spectateur (cet enchâssement narratif d’une
puissance rare, où chaque image repousse l’autre, où l’identité de chacun des
personnages est volontiers troublée).
La
figure ternaire est aussi celle, fameuse, que présente la psychanalyse :
le ça, le moi et le surmoi freudiens. Il est amusant d’appliquer ce concept à
la Valse de Saisons. Qu’il s’agisse de jeu sur la lumière (jaune-soleil,
blanc-lune, vert-jungle) ou bien avec les éléments naturels et culturels
(rideau, nuit, palmier), les associations et les références suggèrent assez
vite ceci : derrière la domestication et le vernis sociétal, la brutalité
et la sauvagerie sont là, qui affleurent.
L’on
songe alors à Nostalgie Coloniale, ce dessin de couverture pour la revue
Métal Hurlant : deux « sauvages » armés de sagaies,
observant avec appétit derrière la fenêtre de sa maison une famille qui déballe
ses cadeaux de Noël. On peut y voir la même gourmandise du dessinateur, la même
ironie : quelle nostalgie ? Celle des blancs autrefois porteurs de
civilisation dans le vaste monde ?
Celle des peuplades dites primitives,
sur le point de mettre un peu de désordre dans ce décor si bien rangé ?
Ou
bien ce triomphe du végétal dans la Valse de Saisons annonce-t-il une
apocalypse joyeuse, comme apaisée ?
Redstarpx, novembre 2016