Cela faisait longtemps que je pensais à tous ces libraires que j'ai connus ou dont j'ai entendu parler, que ce fut dans la presse spécialisée qui — jadis — relayait les productions, animations des uns et des autres, où qu'ils se trouvent dans l'espace francophone du 9ème art, ou par d'autres canaux…
Si l'un d'entre vous a aussi envie de se coller à l'exercice, ce sera avec plaisir que je le ferai partager par ce blog : nous avons connu un grand nombre de librairies marquantes avec suffisamment de personnalité, d'intérêt ou de caractère pour en parler… et partager !
Rien ne meurt en nous de ce que nous avons aimé. Même quand l’on n’y prend pas garde, tout nous revient toujours par la bande – et, souvent, par la bande dessinée. Parce qu’elle est d’abord un lieu par où nos regards se fixèrent un jour : un grenier à la campagne, une bibliothèque, plus souvent une librairie, quelquefois surgie de nulle part, perdue dans une petite ville, comme à l’écart du (grand) monde. Ainsi Coconuts, Périgueux, aujourd’hui disparue.
Hommage en guise d’inventaire par Redstarpx.
Une librairie, c’est
ce qui reste quand on a tout oublié. Étrangement, c’est souvent quand elle a
disparu que l’on se rend compte à quel point elle nous aura marqué, et combien
elle nous manque. Comme si quelque chose s’était joué là qui nous aura révélé
non pas qui nous étions, peut-être même pas ce que nous allions devenir ou
gagner, mais bien ce que nous allions définitivement perdre. Gagner, perdre,
l’un n’ira jamais sans l’autre : la librairie, c’est d’abord une chambre
noire, un temps anté-mémoriel – celle des vies qu’on s’invente, que l’on
arrache à la morosité (la province, l’adolescence, la gangue du
quotidien) ; c’est aussi le manque et le désir anticipé, un peu trouble,
de ce manque : la conscience malaisée que tout aura bientôt une fin, que
l’on devra nécessairement rétrocéder quelque chose de ce privilège insensé
qu’elle nous aura offert : l’espoir d’apercevoir l’abîme – un monde de
mystère et de désir, impossible à concevoir tout à fait.
Ouvrir un
livre , c’est ainsi entrer en autarcie : c’est d’abord un retranchement,
mais sous la forme d’une opération double : additionner, soustraire.
Ajouter une couche de vérité à une autre, évacuer le réel pour mieux se dérober
: vivre l’aventure, effectuer l’inventaire de soi-même, dans le fracas des mots
et des images qu’ils convoquent. Opérer ce retrait dans la bande dessinée,
c’est faire l’expérience de l’impureté : accepter ce qui aura toujours été
perçu comme une manière un peu déceptive, un en-deçà au carrefour des autres
arts (littérature, cinéma, théâtre, architecture, pantomime, etc), dépourvu de
langage articulé, à jamais prisonnier du babil propre à l’enfance. Ce fut
peut-être la raison première à cette idée somme toute étrange : aller nous
enfermer un jour dans ce qui nous semblait l’endroit le plus intimidant qu’il
nous ait été donné de fréquenter – ce quelque part où personne jamais ne nous
aurait conduit. Aller vers l’impur ; entrer dans des cases et
découvrir l’ailleurs. Comme fermer les volets et laisser l’extérieur continuer
de s’agiter : être enfin libre. Libre de mettre tout le reste à distance,
pour relier un point à un autre, pour commencer à développer une perspective.
Là se trouvait l’échappée : à nous l’infinité du monde ; aux autres
la société, ce vain théâtre.
Banalité que tout cela ? Mythologie de faible amplitude ? Pour
nous ce fut considérable : c‘est notre enfance qui se sera jouée là, et
l’on sait bien que l’enfance est toujours plus forte que les mythes – ils sont
désespérément universels, alors qu’elle est fondamentalement unique. Ce qui
nous a unis, ce fut d’abord ceci : une petite boutique (était-elle si
petite ? Pour nous, elle fut parfois comme un refuge, ou un jeu de piste –
être là, tracer des cercles autour d’autres exilés volontaires, les renifler
autant qu’on renifle les livres), un type arrivé là très jeune (la vingtaine),
presque dans un désert.
Voilà : Henry S., Coconuts, « librairie de bande
dessinée » installée depuis 1983 à Périgueux, petite ville du sud-ouest de la France.
Le type avait dix ans de plus que nous, et c’était un gouffre qui aurait
dû être insurmontable. Des collégiens ou des lycéens qui s’encanaillent en
séchant les cours et viennent flairer l’endroit, dont le propriétaire est déjà
un adulte, avec des responsabilités : vendre, acheter, faire sa marge puis
payer ses charges, calculer. Ce qui nous fit adopter d’abord Henry et Coconuts,
ça n’est peut-être même pas l’exotisme un peu bancal du nom, ni cette idée
saugrenue que nous pouvions nous aussi être regardés comme des adultes. C’est
sans doute la conscience claire, immédiate, qu’avec lui il n’y aurait jamais de
calcul, justement. Pas besoin d’opération, même élémentaire : il flairait
tout de suite le nouvel arrivant, savait instantanément à qui il avait affaire,
et puis, presque toujours, il lui donnait une chance. Une chance d’aller
chercher ce qui était évidemment fait pour lui, qui l’attendait là, dans les
rayons, et n’attendait que lui. Une chance de lui donner cette liberté-là, bien
souvent totalement inédite.
Pour moi, comme pour quelques autres, ce livre premier fut Le
Cimetière des Eléphants de Chaland, Collection Eldorado, début 86. Tout est
ancré dans ma mémoire : trois personnages sur la couverture, en tenue
d’expédition, échappés du cadre répondant au titre, avec cette ombre noire qui
guette et que seule la fille semble avoir aperçue ; la fille, ou plutôt la
jeune femme – présence inédite par son réalisme, comme débarquée d’un film noir
des années 1940 : arrondi parfait du visage, tâches de rousseur de
l’enfance sous une frange impeccable, formes souples se détachant sur une
taille de guêpe, bouche très exactement dessinée dans le prolongement du geste
effectué par le bras, corsage entr’ouvert, ceinture du holster dont un cran est
négligemment défait - une créature tombée de la planète Mars !
L’érotisme qui soudain débarque dans le dessin, comme nécessairement à
l’écart des deux autres personnages (des siamois, ou des reflets inversés). Qui
est cette fille ? Et puis : « Les aventures de Freddy
Lombard », avec ce lettrage plus tard reconnaissable entre mille. Les
aventures ? Quelles aventures ? Où ? Quand ?
Combien ? Ouverture du livre (comme on dit à l’opéra :
« Ouverture » … un opéra de papier ? Sans doute, mais ça,
je n’en comprendrais la portée que bien plus tard). Une double page d’objets
fétiches (ça tombait bien), comme chez Hergé, comme chez Hitchcock dans le clip
promotionnel de Psychose : « regardez bien cet objet, il aura
une importance capitale dans notre histoire ! ». Tout l’attirail de
l’aventurier, et aussi, bien sûr, des livres : un magazine pulp, une
encyclopédie. Et puis la page suivante : un fétiche de Tintin (c’est
toujours comme ça que je le perçois : je n’avais jamais encore rencontré
Freddy Lombard), criblé de projectiles, ou percé de clous ; plus loin, une
liste, à rendre fou : j’entrais par effraction dans un monde déjà solide,
avec une œuvre en train de se poursuivre ! Il n’y avait plus qu’à se jeter
dans cette jungle, remonter le fleuve, quitte à s’y perdre !
Sourire du libraire, qui devait déjà se dire : « ça y est,
encore un ! ». Extase du lecteur, venant de poser le pied sur un
continent à ses yeux encore vierge, mais où tout le précédait. Et puis voracité
à rattraper le temps perdu, et découverte que d’autres étaient déjà passés par
là, ou en étaient au même point que nous : ceux-là aussi resteraient pour
la vie.
Très vite se forma donc une communauté de gamins qui ne seraient plus
jamais seuls, ou comprirent la richesse d’avoir été seuls jusque-là. Puis l’on
s’aperçut que les âges de ces gamins variaient grandement ; certains
avaient parfois dix ans de plus que le maître des lieux – mais lui avait dix
ans d’avance sur tout le monde. Nous étions au milieu d’une page à construire,
lui était déjà en train de rassembler les planches pour mieux les
disperser : peut-être savait-il que le temps lui était compté, peut-être
avait-il décidé de n’être lui-même qu’en sursis (la librairie allait durer dix
ans à peine).
C’est sans doute par là que naquirent deux phénomènes contigus : la
permanence du rire (prendre les choses au tragique, certes, mais jamais au
sérieux), et la toute puissance de l’instinct. Henry était un libraire
incapable a priori (le simulait-il ?) de lire plus de trois pages d’un
livre non dessiné : il s’ennuyait très vite, ça le mettait presque en
colère, il ne comprenait pas ou ne voulait pas comprendre. Écrire sans
dessiner, c’était faire montre d’un sérieux insupportable, c’était être réduit
à l’impuissance : démontrer, expliquer, développer, là où deux cases en
disaient toujours plus que tout. Il avait une méfiance quasi pathologique pour
tout ce qui ressemblait vaguement à une forme d’intellectualisme. Le remède :
un rire « hénaurme » à la Cravan (qu’il n’avait sans doute jamais
lu), une mise en question permanente de soi, de ses propres limites, un rire de
barbare, après lequel rien ne repoussait complètement : ni lui, ni les
autres, ni aucune contingence de quelque ordre que ce fut.
Henry ne perdait pas de temps à faire preuve d’humour, il avait bien
mieux à faire à renverser le monde. Ainsi, cette manie étrange du surnom :
par cet adoubement, ce nouveau baptème, il conférait au nouvel adopté comme un
surcroit d’existence : l’heureux élu intégrait illico cette société
secrète - la bande dessinée -, et devenait un personnage. Tête Plate, M.
de Pojo, Moustache et Trottinette, l’Homme-Mouche, et tant d’autres
encore : qui a jamais su quels étaient leurs patronymes
officiels ? Quelle importance, au
fond ? Pour chacun, cette idiotie salutaire avait valeur d’ascèse :
tremblant d’envie et d’effroi mélangés, il s’agissait alors d’être digne de
cette sur-réalité tombée de nulle part. Un doigt sur la tête, nous dansions
cette gigue effrénée, comme Georges Rémi s’effaçant devant Tintin.
Comment s’en étonner : nos lectures finirent par déteindre sur nous, contaminant notre langage, le rythme de nos phrases, leur scansion, jusque dans certaines postures ou grimaces. Henry était le Jarry marionnettiste du Théâtre de l’Oeuvre, et nous les palotins de ce souriant Père Ubu ! Nous nous mîmes dès lors à parler couramment le Chaland, buvant des cocktails russes comme chez Serge Clerc, rêvant de femmes dessinées par Götting ou Avril.
La vie devenait une gigantesque bande dessinée en train de se
construire : comme fabriqués en direct, nous nous roulions avec volupté
dans les herbes folles de la fantaisie. Cette confusion des genres agissait
comme un baume, d’abord piquant, puis chauffant même un peu trop (où fixer la
limite ?) ; une forme d’émollience s’installait, et rien ne pouvait
plus nous atteindre, jamais. L’ancien monde perdu dans son reflet, les mots
devenus étrangers à eux-mêmes, nous commencions de tourner comme dans un kaléidoscope, à toute vitesse, les repères envolés, et la raison avec. C’est à
partir de ce moment-là que l’on devient mûr pour faire les plus grosses bêtises.
La bande dessinée cessait tout à coup d’être du papier ordinaire, même
de luxe : elle devenait un palimpseste sur lequel nos vies s’imprimaient.
Parfois, cela tenait plutôt du papier tue-mouches : on ne savait plus
vraiment distinguer le réel de la légende. Telle cette anecdote de
l’inauguration de la boutique avec le ban et l’arrière-ban des édiles locaux –
Henry prétendait ceci : avoir annoncé la venue d’Hergé, et tout le monde
avait suivi (était-ce quelque temps avant sa disparition ? Était-il même déjà
mort ? Anecdote impossible à vérifier, mais là n’est pas la
question : nous étions chez John Ford - print the legend !
- et peu nous importait). Tout était envisageable : chaque jour apportait
son lot d’histoires invraisemblables, que nous nous empressions de croire,
forcément.
L’intuition d’Henry fut le miracle qui permit tout ceci, au moins autant
qu’il fut une source permanente d’interrogation : comment ce type,
résolument fermé à toute théorisation esthétique, sortait-il de son chapeau,
avec une sûreté de goût confondante, des auteurs ayant de telles affinités
électives ? Chaland, Clerc, Götting, Avril, donc - mais aussi Floc’h,
Benoit, Loustal, Swarte ou Ever Meulen, tant d’autres encore, parfois
totalement inconnus. Pourquoi sauvait-il d’instinct Léon La Terreur ou Maurice
le Cowboy, au nom de ce principe par lui jamais formulé : l’absence de
toute vulgarité ? Où dénichait-t-il les productions encore embryonnaires
de l’Association ou Cornélius ? D’où surgissait Glen Baxter, pour qui n’avait
jamais entendu parler d’Edward Lear ? Par quelle étrange clairvoyance de
sa part repartions-nous avec, calés sous un bras, Martiny & Petit-Roulet,
sous l’autre Willem ou Schlingo ? Par quel tour de passe-passe nous
conduisait-il de Martin Veyron à Herriman, ou de Moebius à Mattoti ?
Généreux concours de circonstances, alors ? Décalage dans les
générations ou l’expérience ? Soyons plutôt persuadés de ceci : un
bon libraire est celui qui sait : c’est un mystère qu’il nous faut savoir
apprécier. On appelle cela un métier : une inspiration doublée d’une
aspiration. Un bon libraire sait en effet qu’il y a toujours deux poids, deux
mesures ; qu’un kilo de plumes est parfois plus lourd qu’un kilo de
plomb ; que l’on ne traite jamais deux histoires de la même façon ; et
qu’un passant dans la librairie, quand bien même passerait-il tous les jours,
c’est toujours un scénario différent, un instant à recommencer. C’est sans
doute pourquoi l’on y revient forcément un jour, même quand l’on n’en revient
toujours pas.
Redstarpx, été 2016