dimanche 9 février 2014

> RICCI dans la LETTRE DE CARTHAGE #2 - MAI 1999

J'ai retrouvé les maquettes de la Lettre de Carthage : ce fût la newsletter (comme on dit en bon français) d'informations de la libraire de son ouverture en 1997 à 2003 de mémoire.
Douze numéros, chacun envoyé à plusieurs centaines d'exemplaires pour informer des expositions, signatures ou nouveautés et surtout sorties de ce que j'ai édité au fil des années (portfolios, livres ; estampes ; affiches ; tirages de luxe ; collectors etc.) sans oublier certains ouvrages que j'ai distribués (j'aurais mieux fait de m'en abstenir !)…

Quelques rares textes furent écrits par d'autres personnes par amitié : les meilleurs, comparativement aux machins-trucs que je rédigeais à la va-vite pour juste présenter les choses (il fallait toujours tout faire en même temps)…

Voici le texte écrit par un ami pour présenter Stefano Ricci, lors de l'exposition montée au mois de mai 1999 à la librairie-galerie La comète de Carthage :


LETTRE DE CARTHAGE #2
MAI 1999

"Il serait facile et futile à la fois, de tenir un discours élogieux, rempli de multiples superlatifs, sur Stefano RICCI. Ce jeune artiste d’origine italienne présente un style graphique tout à fait particulier ; à la lisière de la bande dessinée contemporaine, son dessin s’apparente à la peinture, et, il est fort aisé de regarder ses ouvrages d’un point de vue purement pictural.
Sans doute nous pose-t-il de manière aiguë le problème de la reconnaissance de la bande dessinée comme expression artistique à part entière; le “neuvième art” jouit encore d’une réputation peu propice et possède, encore et toujours, de nombreux détracteurs. Si RICCI permet d’ouvrir un peu plus l’accès à la “BD”,  en nous offrant une nouvelle voie à explorer, nous ne pourrons nous en plaindre. Il eût été évidemment souhaitable que ce moyen d’expression, composante culturelle indéniable, soit reconnu auparavant, mais soyons assurés que les personnes frileuses à l’égard de la bande dessinée, seront de plus en plus acculés dans leur étroitesse d’esprit grâce à des ouvrages tels que Tufo, ou bien encore Anita.
Tufo, d’après un scénario de Philippe de Pierpont, met en scène la confrontation de l’Homme face  à l’art, mettant en scène une cantatrice déchue qui va mener jusqu’à son terme sa quête de l’infini. La mort devient un acte libérateur, seul rempart face à l’absurdité de la vie. L’unique issue, l’unique finalité prend la forme de cette symbiose entre le corps humain et l’œuvre engendrée. Le dessin, aux contours incertains, est la sublimation de cette conception, à la fois aride par sa dureté, et fertile par l’infini qu’elle engendre; l’utilisation de panels de gris accentue lui aussi l’étroite relation qui se crée entre le dessin et la vie: les cases se fondent entre elles et se dilatent jusqu’à nous, jusqu’au présent intemporel de notre lecture…
Anita, d’après un scénario de Gabriella Giandelli, marque déjà une rupture: l’apparition de la couleur en est l’élément le plus apparent, mais nous ne saurions réduire cette évolution vers une certaine “maturité artistique”, à ce simple fait. Le dessin semble s’étendre; les cases s’agrandissent au point de former dans la plupart des cas sinon des diptyques [du moins des images se répondant les unes aux autres par une recherche de la complémentarité]dans l’utilisation des couleurs, voire des tableaux, renforcés par un lien textuel.
Mais ne nous y trompons pas, il s’agit bel et bien de bande dessinée. L’effet rendu, et sans doute escompté, est une contemplation de chacune des cases/pages; le rythme semble se ralentir inexorablement jusqu’à saisir l’instant dans sa nudité la plus crue. Nous ne pouvons ne pas penser alors à certaines œuvres cinématographiques, où l’image se déconnecte d’un récit linéaire au point de devenir langueur… De la même manière, Stefano RICCI saisit un portrait d’Anita d’une justesse et d’une précision quasi diabolique. Elle-même photographie les déchets de notre société par le biais des restes alimentaires, laissés négligemment ou consciencieusement dans nos assiettes. Si Bukowski le faisait de manière beaucoup plus scatologique, ces deux artistes ne semblent finalement pas si éloignés l’un de l’autre dans leur démarche: ne cherchent -ils pas à cerner ainsi une intimité que nous ne considérons généralement qu’avec indifférence, voire dégoût ? Les couleurs, notamment les rouges vibrants, accentuent la profondeur de l’album: elles sont le reflet des charbons ardents que nous inflige le dessinateur.
Le choix fixé par Stefano Ricci d’utiliser dorénavant le titre générique de Dépôt Noir pour ses recueils de dessins et travaux illustratratifs ne surprendra donc personne. Le lecteur y trouvera à chaque fois quelques facettes de la large palette graphique dont il dispose. De nombreuses césures apparaissent dans le dessin, et le texte en profite parfois pour s’enrouler dans certaines de ses illustrations…
Le portfolio qui paraîtra aux Éditions Le 9ème Monde dans le courant du mois de juin ne pourra donc être que fort prometteur au regard de ce qui a déjà été réalisé.
L’exposition qui se déroulera à partir du 10 juin, et ce, jusqu’au 31 juillet 1999 à la librairie-galerie La comète de Carthage, réunira plusieurs planches originales d’Anita, mais également les dessins originaux de Dépôt Noir, le portfolio conçu spécialement à cette occasion, sans oublier certains des dessins extraits du livre publié au début de cette année par les Éditions Fréon…
Cette exposition nous permettra de constater à quel point le dessin de Ricci est dense et torturé. Le pastel est littéralement écrasé contre la feuille; le papier gratté jusqu’à la dernière fibre et de cette matière quasiment informe surgit la magie de la vie : que la lumière soit ! "

V. Lefieux