jeudi 3 avril 2014

> Yves Chaland, les Cauchemars du Jeune Albert…

Je viens de récupérer un exemplaire du portfolio de Chaland, Cauchemars.
Cela me fait plaisir de pouvoir le présenter à la librairie…
Ce portfolio fait partie de mes préférés dans ce domaine de l'édition : certainement l'un des quatre, cinq parmi ceux que j'aime le plus… voire celui que j'aime le plus !
Vous voulez connaître les autres ? Non ?…
Tant pis, j'en indique quelques uns tout de même (plus que cinq d'ailleurs)  !…
Dans le désordre, Defective Stories de Charles Burns ; Die Mauer de Enki Bilal ; Citroën et la BD par différents auteurs dont Chaland, Mœbius, Forest, Juillard, Gillon, Clerc… ; Chantal Thomass des Dupuy-Berberian ; La cité feu de Mœbius & Darrow ; Les yeux d'Alla de Rabaté ; Un, deux, trois de Jean-Claude Götting ; Farewell Ladies de Hugo Pratt ; Enfin de Joost Swarte ; L'Express de Schuiten et Renard ; Parapsychologie de Mœbius…

Cauchemars est le second portfolio réalisé par Chaland (je ne tiens pas compte du portfolio  Les exploits du géant, collector et objet publicitaire conçu dans un autre esprit, comparativement à des portfolios pensés pour l'édition) et il est tout simplement magnifique.
Comme toujours chez Chaland, que ce fût pour ses estampes ou pour son précédent portfolio F-52, celui-ci est réalisé avec beaucoup de finesse et d'intelligence


Chaland, portfolio Cauchemars - Couverture
Reliure pleine toile avec marquage au fer
L'Atelier (Paris) , 1986

Ce portfolio a été édité en 1986 par L'Atelier.
Atelier de sérigraphie qui imprimait aussi bien pour d'autres éditeurs (Central Union ; Reporter ; Décalage ; Alain Beaulet ; Stardom ; Le 9ème Monde…) que pour ses propres productions (L'Atelier ; l'A.P.P.A.R. ; L'Atelier Médicis ; L'Atelier Eric Seydoux…) faisant certainement parti des meilleurs Ateliers d'Arts européens…
D'un format carré 25,5 x 25,5 cm, il prend place dans la CollectionCarré créée par L'Atelier !
À la suite du portfolio Escales de Loustal (1986) et avant les portfolios Je me souviens de Floc'h (1987), et Nocturnes de Mattotti (1989) qui constituera le dernier angle de cette collection, Cauchemars est composé de six planches entièrement imprimées en sérigraphie 6 passages couleurs sur un papier Vélin d'Arches 270 grammes, ainsi que de deux planches imprimées en noir seul, sur un papier offset gris 250 grammes qui font office de planche titre et de planche de justificatif de tirage.

Ces six planches couleurs nous présentent les cauchemars du Jeune Albert, qui, malgré son âme pure et droite le jour, peut-être envahit par un subconscient plus complexe pendant son sommeil…
Grâces aux pigments des encres de sérigraphie, ces six planches éclatent et rayonnent de mille feux…Présentées dans un emboîtage entièrement toilé bleu marine, avec marquage au 1er plat,  le tirage total de ce portfolio est de 850 exemplaires, dont 800 exemplaires commercialisés, signés par Yves Chaland et numérotés en chiffres arabes, et L exemplaires hors-commerces, réservés à l'auteur et à l'éditeur, signés par Yves Chaland et numérotés en chiffres romains…
Voilà pour la présentation : place aux images…


Chaland, portfolio Cauchemars - Planche titre
L'Atelier (Paris) , 1986

Chaland, portfolio Cauchemars - Planche 1
L'Atelier (Paris) , 1986

Géométrie : l'attaque des équerres et des compas.
Il ne manque que le rapporteur : éléments indispensables à l'élève
qui risquait gros à les oublier ; s'en sert-on encore après sa scolarité ?…

Chaland, portfolio Cauchemars - Planche 2
L'Atelier (Paris) , 1986

Sciences naturelles : l'écorché,  amusante inversion entre la planche
anatomique qui représente un homme habillé en costume et, surtout,  ce que
les élèves ont accroché sur les porte-manteaux au fond de la la salle de la classe…

Chaland, portfolio Cauchemars - Planche 3
L'Atelier (Paris) , 1986

Musique : servir d'amuse-bouche pour la surprise-party…

Chaland, portfolio Cauchemars - Planche 4
L'Atelier (Paris) , 1986

Sport : la dislocation de l'esprit dans l'effort musculaire…

Chaland, portfolio Cauchemars - Planche 5
L'Atelier (Paris) , 1986

Histoire : le curé vient-il sauver ce pauvre Albert de son court-bouillon ?

Chaland, portfolio Cauchemars - Planche 6
L'Atelier (Paris) , 1986

Géographie : le ciel tombe sur la tête et le sol se dérobe sous les roues
du vélo du Jeune Albert : une façon d'étudier les couches sédimentaires…

Chaland, portfolio Cauchemars - Planche justificatif de tirage
L'Atelier (Paris) , 1986

Après avoir admiré les magnifiques planches de ce portfolios, qui prend toute sa force en voyant réellement les planches imprimées en sérigraphie, il faut surtout revenir et s'attarder sur les deux planches en noir seul : les deux planches titre et de justificatif de tirage.
C'est aussi dans ces deux planches que résident la finesse et l'intelligence de Chaland : qu'elles soient en une seule couleur sur papier gris les rend plus discrètes : on a vraiment l'impression que ce ne sont que deux planches destinées à encadrer le principal, les six planches couleurs constituant la matière principale de ce portfolio.
Certes.
Mais plus que cela.
Ces deux planches plus que toutes autres présentent véritablement les Cauchemars du Jeune Albert

Ce sont ces fameuses dernières minutes de sommeil, si courantes, précédant l'éveil,  pendant lesquelles notre subconscient se précipite, s'emballe, et submerge notre esprit de rêves et d'images toutes plus complexes et surréalistes les unes que les autres.
Des séquences très courtes, que l'on pense plus longues que le temps qui s'est réellement écoulé, qui se bousculent dans notre esprit, très souvent pendant ces quelques minutes où l'on a prolongé le sommeil après la première sonnerie du réveil-matin mécanique…
Le réveil en gros plan sur la première planche indique l'heure et l'heure prévue du réveil du Jeune Albert
La dernière planche, en-deçà du texte de justificatif de tirage et de la signature de l'artiste, qui ont leur importance évidemment (!!) mais focalisent l'attention du collectionneur, nous montre un Jeune Albert encore en pyjama dans son lit quasiment sens dessus-dessous : il est en retard, bien sûr !
Tout le monde remarque que l'on aperçoit à travers la fenêtre un autre élève, protégé de la pluie sous sa capeline, qui, lui, est déjà sur le chemin de l'école…

Bravo l'Artiste !

Les rêves sont particulièrement présents des les histoires de Chaland, que ce soit Freddy Lombard (cf le décrochage narratif qui fait glisser le récit pendent les Guerres Puniques et le siège de Carthage dans La comète de Carthage) ou Adolphus Claar (qui se réveille alors que tout se dérègle en oubliant qui il est).
Dans les pages du Jeune Albert, le rêve représente autre chose, et permet, un peu comme dans ce portfolio, à Albert d'accéder à un autre monde : un autre espace-temps.
Cela est particulièrement évident dans la dernière histoire, longue celle-ci, de la première édition du Jeune Albert : Vengeance.
Seule succession de demie-planches constituant une histoire longue de 8 demie-planches au total cette histoire est, forcément, à part dans le recueil des planches du Jeune Albert publiées par Métal Hurlant en 1985.
Albert a commencé par se prendre une sévère correction et ne pense qu'à échafauder des plans afin d'assouvir sa vengeance et éliminer cette rancœur qui le tenaille…


Vengeance, in Le Jeune Albert - planche 1
© Les Humanoïdes Associés, & Chaland, 1985

Vengeance, in Le Jeune Albert - planche 2
© Les Humanoïdes Associés, & Chaland, 1985

Vengeance, in Le Jeune Albert - planche 3
© Les Humanoïdes Associés, & Chaland, 1985

Vengeance, in Le Jeune Albert - planche 4
© Les Humanoïdes Associés, & Chaland, 1985

Vengeance, in Le Jeune Albert - planche 5
© Les Humanoïdes Associés, & Chaland, 1985

Vengeance, in Le Jeune Albert - planche 6
© Les Humanoïdes Associés, & Chaland, 1985

Vengeance, in Le Jeune Albert - planche 7
© Les Humanoïdes Associés, & Chaland, 1985

Vengeance, in Le Jeune Albert - planche 8
© Les Humanoïdes Associés, & Chaland, 1985
Ce qui est particulièrement intéressant est l'apparition de Ubu en planche 2, dès le premier rêve du Jeune Albert.
C'est Ubu qui le conseille et lui recommande de se venger de l'humiliation subie, ou le simoun se lèvera et (le Jeune Albert) pourrira desséché dans ce désert de sable
Du rêve on passe au monde créé par Alfred Jarry : la pataphysique entre dans les pages les plus surréalistes du Jeune Albert, tout en étant les plus humaines : qu'y-a-t-il de plus ancré au tréfonds de l'âme humaine que la vengeance ?

Un Ubu, qui donne cela en version bichromie :

Ubu - Vengeance, in Le Jeune Albert - planche 2
Le Jeune Albert + Les horreurs de la Guerre + Absences
Tirage de Luxe 1000 exemplaires numérotés
© Champaka, & Chaland, 1991

Des Cauchemars on passe aux rêves du Jeune Albert et au monde de Ubu.
Sans être fidèle à celui dessiné par Alfred Jarry lui-même :

Alfred Jarry, Ubu Roi

L'inspiration graphique de Chaland est plutôt celle d'une peinture de Max Ernst :

Max Ernst, Ubu Roi
Huile sur toile ; Format 100 x 81 cm
Collection Musée Georges Pompidou

Reprise pour la couverture d'un des nombreux livres de Ubu Roi, celui de la Collection Folio :

Alfred Jarry, Ubu Roi
Folio Classique, Éditions Gallimard

MàJ Juin 2015 : Et comme je suis partisan de l'Éducation des Masses laborieuses et exploitées par des rythmes de travail infernaux, j'ai profité d'un visite au Musée Pompidou, que je préfère appeler Beaubourg (même si ma grand-mère allait au cinéma avec Georges et Léopold) avec ma petiote, pour prendre une photo du véritable tableau de Max !
Avec son cadre c'est plus mis en valeur : et même avec mon Iphone, le rendu est meilleur que le visuel récupéré plus haut sur la toile !!??…


Max Ernst, Ubu Roi
Huile sur toile ; Format 100 x 81 cm
Collection Musée Georges Pompidou

À la fin de cette histoire de Vengeance, le serviteur onirique du Jeune Albert se prénomme Max.
En référence certainement avec Max Ernst dont Chaland s'inspire pour son propre Ubu dessiné ?…

Une parenthèse à propos de l'avant-dernière case dans laquelle on voit le Jeune Albert et Max, son serviteur : cette image m'a toujours fait penser à la dernière page de Ma vie de Floc'h éditée dans la même collection chez Les Humanoïdes Associés : désert, dunes, colonnes antiques en ruine, le vent se lève à l'arrière-plan…
L'association d'idée par excellence. L'association visuelle plutôt.
Même collection que Le Jeune Albert chez le même éditeur.
(Chaland a fait le portrait de Floc'h pour le 4e plat de cette première édition de Ma vie, et cette dernière page.)
La boucle et la parenthèse se referment…

Floc'h,  Ma vie - page 45
© Les Humanoïdes Associés, 1985
Vengeance, in Le Jeune Albert - planche 8
© Les Humanoïdes Associés, & Chaland, 1985


Ubu représenté par Chaland dans les pages du Jeune Albert…

En avril 1990, Yves Boniface, co-créateur de la librairie Super Héros à Paris organise l'Exposition Coloniale 1990 de Chaland dans les murs de sa librairie (il la quittera un peu plus tard pour se consacrer à Reporter, la Galerie Médicis, et L'Atelier Médicis).
Séance de dédicace organisée, notamment pour la publication de l'édition de luxe de Cœur d'acier par les éditions Champaka.
J'ai acheté deux dessins lors de cette exposition, pas assez d'argent pour m'offrir une planche originale et celles qui m'auraient plu ont été déjà réservées… et de toute façon pas assez d'argent.
Elles étaient pourtant proposées à 3800 FF de jadis de mémoire…
J'entends déjà le refrain classique de certains pseudos collectionneurs, prophètes à rebours : "si j'avais su, j'aurais tout acheté !…"(sic).
Oui, bien entendu.
Ils n'achètent jamais rien, mais auraient toujours tout acheté 20 ans après aux prix de 20 ans avant, ou 20 ans avant en connaissait les prix pratiqués 20 ans après pour rester dans un raisonnement en forme d'anneau de Möbius !

Comme je suis là un peu avant l'heure d'arrivée de Chaland, pouvant attendre avant mais pas pendant pour cause d'entraînement sportif à assurer, je discute au fond de la librairie, comme souvent, avec Yves Boniface.
N'en déplaise à certains, plutôt imbus d'eux-mêmes, c'est l'avantage de l'échange avec un interlocuteur, libraire en l'occurrence, qui permet d'apprendre et savoir un peu plus de choses sur la bande dessinée…
Il me présente un projet futur pour lequel il prend déjà des réservations : cela signifie la certitude du projet.
Un livre qui sera intégralement réalisé en sérigraphie, comportant de nombreuses estampes avec de nombreux passages couleurs, 8/12 de mémoire, et imprimé par L'Atelier.
Façon livre d'artiste, en édition très limitée…

Ubu Roi par Yves Chaland.

La fourchette de prix était déjà fixée et permettait à Yves Boniface de noter les réservation et tester les afficionados de Chaland, et le potentiel du projet en cours.
Je réserve avec enthousiasme, mon nom est mis sur son fameux cahier de réservation à la suite d'autres personnes : je n'étais pas du tout le premier, un ou deux nom devaient déjà être présent dans ce cahier.

Je parlais d'association d'idées, d'associations visuelles.
Le fait est que lorsque Yves Boniface me présenta ce projet d'édition, je visualisais de suite en juxtaposition ce que Chaland avait fait avec Ubu dans les pages du Jeune Albert et ce portfolio Cauchemars édité et imprimé par L'Atelier…

Enfant, je rêvais souvent de titres de bande dessinée que l'on ne trouvait pas ou plus en librairie…
Comme un trésor plus important que tout, à devoir ramener de mes rêves vers le monde réel.
Parfois, j'aimerais m'endormir et, comme le Jeune Albert, discuter avec Ubu
Qu'au fil de l'échange Ubu me dévoile — enfin — ce livre mystérieux, ce beau projet qui aurait dû prendre vie sous le pinceau d'Yves Chaland…
Et, peut-être, pouvoir ramener avec moi quelques unes de ces images, tout comme enfant je pensais ramener dans la réalité ces bandes dessinées oniriques.

Mais Chaland s'en est allé, peut-être rejoindre Ubu et converser avec lui ?
Comme le Jeune Albert s'enfonçant dans le désert pour trouver on ne sait quelle Illumination, je ne peux qu'imaginer ce qui aurait pu être…

Ubu Roi par Yves Chaland.
Cela me fait encore et toujours rêver !

Le Jeune Albert + Les horreurs de la Guerre + Absences
Tirage de Luxe 1000 exemplaires numérotés
© Champaka, & Chaland, 1990

Chaland est né le 3 avril 1957.
Je vous le dis, il est toujours vivant.
Tant que nous nous intéresserons à son œuvre, à ses histoires, à ses livres, à ses dessins, à son univers, il sera vivant…
Tant que des regards s'émerveilleront à découvrir ce qu'il a pu créer, il restera vivant.
Tant que tout ce qu'il a fait restera vivant en nous…




Valéry Ponzone