mardi 11 février 2014

> Alan MOORE+O'NEILL dans la LETTRE DE CARTHAGE #5 - MARS 2000

J'ai retrouvé les maquettes de la Lettre de Carthage : ce fût la newsletter (comme on dit en bon français) d'informations de la libraire de son ouverture en 1997 à 2003 de mémoire.
Douze numéros, chacun envoyé à plusieurs centaines d'exemplaires pour informer des expositions, signatures ou nouveautés et surtout sorties de ce que j'ai édité au fil des années (portfolios, livres ; estampes ; affiches ; tirages de luxe ; collectors etc.) sans oublier certains ouvrages que j'ai distribués (j'aurais mieux fait de m'en abstenir !)…

Quelques rares textes furent écrits par d'autres personnes par amitié: les meilleurs, comparativement aux machins-trucs que je rédigeais à la va-vite pour juste présenter les choses (il fallait toujours tout faire en même temps)…

Voici le texte écrit par un ami pour présente Alan MOORE et Dave O'NEILL lors de la sortie des comics de The League of Extraordinary  Gentlemen :

LETTRE DE CARTHAGE #5
MARS 2000

"Après V pour Vendetta, après les Watchmen et autre From Hell, Alan MOORE revient avec une des séries les plus intrigantes de ces dernières années : suspense, humour et Intelligence [Service of course !] sont au rendez-vous des Aventures hors du commun de cette League of Extraordinary Gentlemen




Reconnaissons tout de suite que le principe de cette nouvelle série scénarisée par l’hirsute barde anglais est plutôt jouissif : prenez des personnages de fiction du 19ème siècle, rassemblez-les pour de nouvelles aventures apocryphes, et servez bien frais. Tout cela n’est pas original [voir les romans de P.J. Farmer liant The Shadow, James Bond, Tarzan…], mais l’utilisation qu’en fait Moore est tellement jubilatoire que l’on peut l’imaginer ricanant dans sa barbe lors de l’élaboration de l’intrigue. Dans un monde où les rapports de force sont subtilement différents du nôtre, l’arrière-plan politique de l’intrigue - qui fait de cette histoire une amusante uchronie - s’efface devant les exploits dignes des penny dreadfuls de cette Ligue des Extraordinaires Gentlemen. En voici les membres : Mr. Alan Quatermain, bien connu pour son incursion dans les mines du Roi Salomon ; le capitaine Nemo, que l’on ne présente plus ; Mr. Hawley Griffin, inventeur d’un sérum d’invisibilité ; le docteur Henry Jekyll - et bien sûr son alter ego - ; et enfin une certaine Miss Wilhelmina Murray, plus connue sous le nom de Mme Mina Harker, qui sait résister aux hommes, même quand ils ont les dents longues. Une bande d’aventuriers décatis [Quatermain est accro à l’opium], d’assassins en fuite [ni Hyde, ni Griffin ne sont des parangons de vertu], de femmes à la morale douteuse [ça ne se fait pas de fuir avec un étranger, même si c’est un comte]. Tout ce beau monde est rassemblé par un agent britannique [au service d’un certain “M”…], car dix ans après les exploits si bien médiatisés de l’Éventreur, l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais se retrouve menacé par un ennemi aux yeux bridés, le Péril Jaune incarné…j’ai nommé le diabolique Fu Manchu. Celui-ci a dérobé un échantillon de cavorite [relisez Les Premiers Hommes dans la Lune], ce qui pourrait lui permettre de prendre le contrôle des airs - il n’y avait guère que Robur et quelques autres pour savoir maîtriser le plus lourd que l’air, à l’époque. Mais ce n’est que le début d’une histoire qui ménagera quelques surprises au lecteur le plus blasé.
Au-delà de l’amusement procuré par ce gloubi-boulga fictionnel, on peut remarquer que MOORE et O’NEILL jouent sur de nombreux stéréotypes des histoires de l’époque : la place des femmes dans la société, le racisme anti-asiatiques, le colonialisme. Contrairement à ce qui se passe dans l’œuvre précédente de Moore, le très sérieux From Hell, ces thèmes on ne peut plus réalistes ne constituent pas l’intérêt principal de la série, mais pour le lecteur enclin au second degré, ils ajoutent au plaisir simple mais réel d’une intrigue bien ficelée.Comme à l’habitude, Moore s’est adjoint un dessinateur de premier plan, bien que peu reconnu, son compatriote Kevin O’NEILL. Celui-ci n’est connu en France que pour son travail sur la série Marshall Law, dont la première histoire fut jadis publiée par les éditions Zenda. Son dessin était alors tout d’exagération : des visages déformés par la haine, des corps sous stéroïdes, des bastons comme on n’en avait plus vues depuis Jack Kirby, tout cela seyait parfaitement à ce qui se présentait comme une satire cruelle et assassine du principe même des super-héros, vache à lait de la bande dessinée anglo-saxonne.
Pour The League, O’NEILL s’est assagi. Une composition très régulière, des corps bien proportionnés, des  visages plutôt réalistes, et des décors…ah, des décors à faire pâlir d’envie Tim Burton.
Dans le droit fil des ambiances steam-punk développées  depuis plusieurs années en science-fiction, voici que s’offre à nos yeux ébahis un Londres unissant la désolation d’un quartier de Limehouse malheureusement à peine exagérée et la démesure de monuments titanesques à la gloire de l’Empire, enchevêtrements de métal à côté desquels les pyramides d’Égypte passeront pour d’aimables jeux de Lego™. Le vaisseau de Nemo est lui aussi un bijou : sorte de calamar géant en acier trempé [“trempé”, le Nautilus : humour !], sa décoration intérieure ferait penser à de l’art déco version hindoue. En effet, loin du James Mason de la version Disney™, Nemo est ici dépeint comme un Hindou de haute caste - en accord avec les livres de Jules Verne - , un personnage désabusé que l’asservissement de son pays par les anglais a rendu quelque peu misanthrope, et qui pourtant accepte de servir l’Empire. Mais il n’est pas homme à se laisser longtemps abuser… Il est en fait l’exact opposé de Quatermain, qui reste manifestement fidèle à son image d’aventurier colonialiste. Griffin et Hyde, eux, ne sont là que pour gagner le pardon pour leurs crimes. Quant à Wilhelmina Murray, il s’agit probablement du personnage le plus intéressant. O’NEILL la dessine comme une jeune femme de belle allure qui, revenue de sa macabre aventure, a une fois pour toutes décidé qu’il n’y avait aucune raison qu’elle se soumette aux diktats de la moitié masculine de l’humanité. Ce qui nous donne de savoureux échanges entre cette divorcée anti- conformiste et les incurables machos que sont Quatermain et Nemo.
Une caractéristique secondaire de cette série est la volonté de Moore d’utiliser autant que possible des personnages déjà existants dans la fiction du 19ème siècle. Le lecteur va donc être entraîné dans une aventure où il pourra rencontrer au coin d’une rue des personnages comme Auguste Dupin [La Lettre Volée, ça vous dit quelque chose ?), un rescapé de Moby Dick…j’en passe et des moins connus.
Le moindre personnage, même de second plan - voire d’arrière-plan - est tiré d’un livre ou d’un autre. On peut donc se livrer à un divertissant jeu de piste,d’intérêt limité il est vrai pour le lecteur français, puisqu’une grande partie de ces personnages proviennent d’ouvrages anglo-saxons, le plus souvent de littérature populaire. Mais on trouve déjà sur la Toile des sites consacrés à cet exercice.
Cette série a provoqué aux États-Unis un tel engouement qu’une deuxième histoire est déjà annoncée, alors même que la première tarde à se terminer, puisque la cinquième partie accuse un retard d’environ un an et devrait paraître fin avril 2000. Moore a d’ailleurs fait part de son envie de développer toute une gamme d’histoires utilisant des personnages de fiction : dans une scène révélatrice, Murray contemple un tableau montrant des personnages du 18ème siècle, comme Gulliver Nul doute que si le public continue à être au rendez-vous, ce filon à la fois d’un grand potentiel commercial mais aussi tellement distrayant sera exploité au mieux par Moore, qui revient donc sur le devant de la scène grand public grâce à cette série et prouve une fois de plus la diversité de son talent. On peut affirmer sans grand risque que The League of Extraordinary Gentlemen satisfera aussi bien les lecteurs à la recherche d’un divertissement de qualité que ceux, plus rares, à l’attente de la prochaine grande œuvre de Moore, qui sera probablement liée à la  magie, un domaine pour lequel celui-ci montre un intérêt croissant. Ne craignez rien. Si Watchmen / Les Gardiens vous a fait oublier vos préjugés vis-à-vis des super-héros, Alan Moore réussira bien à vous faire oublier David Copperfield..."

F. Peneaud

> MOORE & O’NEILL, The League of Extraordinary Gentlemen
[Ed. America’s Best Comics]



La Lettre de Carthage n°5 - mars 2000
Couverture Al Séverin