jeudi 17 novembre 2016

> Yves Chaland et sa Valse de saisons…

Une nouvelle intervention de Redstarpx dans ce blog qui s'est senti — par la Force obligé —  de dire tout le bien qu'il pense de cette estampe de Chaland…



On dit communément que le diable se cache dans les détails. Si cela est vrai, alors il n’est pas d’auteur de bande dessinée  plus diabolique qu’ Yves Chaland.

Etymologiquement, cela a pourtant tout de l’oxymore : car le diable est celui qui divise , alors que Chaland rassemblerait plutôt, aujourd’hui. On pourrait presque dire qu’il met tout le monde d’accord : par delà les époques, leurs modes et leurs maux, spécialistes et profanes s’accordent en effet à le regarder comme lui nous regarde, depuis l’abîme (de 1990 aux années 2010 : tout un continent englouti, pourtant). 

La nostalgie, d’ordinaire bonne camarade, n’a ainsi pas cours en ces pages.  Car les dessins de Chaland agissent encore et encore : ils travaillent la même matière brute, épousant un projet identique  - frayer un chemin. Réunir ces deux blocs autonomes : le temps littéralement historique de la bande dessinée, et son anticipation très personnelle de l’après (la post-modernité et ses différents  avatars).

Son œuvre est toujours en déplacement. Ce n’est pas le moindre des paradoxes : voilà un auteur que l’on aura souvent voulu figer dans l’hommage ou le rétro (la Nouvelle Ligne Claire, pour le dire vite), et qui dès le début est en avance sur son époque, résolument futuriste jusque dans ses pastiches des  illustrés des années 50.

Ce hors-jeu assumé est ce qui rend Chaland à jamais moderne. Au moment même de son surgissement, il semble avoir déjà anticipé sa fin, créant le désir au moins autant qu’il annonce le manque à venir.  Il serait comme un écho fin de siècle (les années 1980) à la phrase de Faulkner : « le passé ne meurt jamais : il n’est même pas passé ». En dix ans à peine, il aura ainsi accompli ce prodige : constituer une œuvre sans même avoir l’air d’y songer. Progressant dans son art, développant une manière propre, comme une vague recouvre une autre vague. Touchant la cible à tout coup, ou presque : chaque personnage devenu le prolongement de tous les autres, chaque dessin renfermant la totalité de l’œuvre, dans un emboîtement infini, un horizon indépassable qui en fait presque un genre à lui tout seul aujourd’hui.

Chaland est comme un parfum qui d’emblée rassure (l’immédiat du trait), sans jamais cesser d’inquiéter (l’incommunicable du langage). Plus que tous  les autres, il a mis en perspective (et en pratique) cet angoissant équilibre. D’où peut-être la fascination qu’il continue d’exercer, sur ses confrères comme ses lecteurs. Avec cette interrogation, permanente : comment le saisir ? Comment seulement l’espérer ?

On dirait qu’il n’y a pas de cadre qui le contiendrait tout entier : Chaland est dans le hors-champ – ou plutôt, il ne cesse de l’appeler.  Pourtant le cadre est bien là : pensé, composé, fabriqué, avec la plus grande rigueur possible. Mais son auteur fait tout pour en sortir.

C’est sans doute parfaitement logique : bien que cherchant l’évasion, Chaland part malgré tout de ce carcan : l’image pieuse, fondée sur la dualité catholique – le bien et le mal, ce qui est vu et ne peut se voir ; la représentation de ce qui n’a pas vocation à être ainsi scruté.

Alors en lieu d’envol, il joue la fugue, comme dans la série des Cauchemars  : tendant et distendant la toile, les corps, les éléments de composition, bientôt dé-composés. Menant jusqu’au bout de son chemin cet effet de distorsion, dans le devenir-liquide de chaînons fixes. A la recherche du chaînon manquant, de l’image derrière l’image, mieux : de l’image entre les images.

C’est ainsi qu’un et un feront bientôt trois.

D’où son ancrage dans la belgitude et le catholicisme originel, la Sainte Trinité. Cette matière théologique pré-imprimée où tout a commencé : le Père créateur du monde (Jijé), le Fils qui vient en faire l’annonce (Franquin), et puis le Saint Esprit, qui se débrouille à faire la suture entre les deux (Tillieux).

Chaland est donc celui qui prend sa part aux Ecritures, mais les redéfinit bientôt : scribe surdoué plus qu’appliqué, engagé dans ce grand détournement des voies immédiates – la subversion par le rire. Rupture certes, mais qui chemine sur un fil incertain : travailler amoureusement toutes les figures, toutes les techniques, avec la plus grande détermination à affronter puis dépasser ce risque majeur : la virtuosité ou la joliesse – le gouffre sans fond de la démonstration vaine.

Sa méthode : aller chercher la référence, poser une équation (une seule) en constituant l’assemblage, puis suggérer que tout est voué à la disparition. Enfin, sur la pointe du pinceau ou du Rotring, attendre la Chute (la chute tout court : songeons aux innombrables accidents qu’il aura dépeints).

Le plus fort dans tout cela : donner au lecteur le temps ; le temps d’y voir ; le temps de revenir (revenir à Chaland, c’est faire la critique de ce que l’on aura vu la première fois : c’est déjà du commentaire, de la glose – c’est l’au-delà du dessin, et l’en-deça du texte, un point où rien n’est stable – tout est ligne, mais rien n’est parfaitement clair).

Cet effet de ralenti, là où tout ne devrait être que vitesse, c’est l’idée du peintre selon Delacroix : « savoir attraper au vol un ouvrier tombant d'un échafaudage dans le temps qu'il met à tomber ». Chaland imprègne son image, toutes ses images, dans une manière d’alanguissement, en même temps qu’il peut en sortir à une vitesse sidérante. Il est tout entier dans ce balancement ternaire : le renversement permanent de deux points de vue (l’image réelle et son revers halluciné) par le détricotage simultané de l’ensemble.

Il s’affirme ainsi à la fois comme le roi de la profondeur de champ et le maître de l’effet-loupe. Tout est merveilleux d’étendue, et tout est d’une précision à peine croyable : des particules échappées d’un tableau pointilliste, se mouvant avec grâce dans un décor de cinémascope ! Il y a autant d’angles de vue que d’endroits où l’œil se pose, et pourtant rien n’est flou. La mise au point se fait d’elle-même, car chaque chose est détail, au bout du compte.

C’est tout à fait diabolique, en effet.

Yves Chaland — Valse de saisons
Sérigraphie couleurs ; 199 ex. n°/signés
Éditions La Ligna Clara, 1989

Ainsi dans une œuvre sublime, la sérigraphie Valse de Saisons, où tout est (évidemment) triple.

D’abord le rythme interne de l’image : un premier plan (ce petit groupe qui surplombe le défilé des mannequins) / le catwalk / un arrière-plan aux faux airs de coulisse ; ensuite, les couleurs,  fonctionnant sur le même principe : une dominante et une dominée que sépare une médiane (par exemple vert/rouge/blanc ou jaune/bleu/blanc) ; enfin les personnages eux-mêmes : tête/tronc/jambes & pieds (la chaussure esquissant l’échappée).

Ce tableau semble contenir tout Chaland : dans ses points de fuite, au delà de ce qui symbolise chacune des saisons, jusque dans cette notion de résistance. Aucune image en effet n’en recouvre une autre (ne la contient), ou ne la préfigure (devenant, en soi, déjà son souvenir). Il n’y a pas de surimpression possible, car chacune des sensations fonctionne en opposition immédiate avec la précédente. Ce qui importe, c’est la voie du milieu, l’élément tiers créé par la sidération provoquée par les deux autres.

Par exemple, dans cette vague de jaune qui se déverse depuis le rideau, avec ces ombres blanches : la lumière ainsi créée nous projette dans une mer de sable artificielle. Elle déroule une piste de cirque, que foule un caravanserail de personnages étranges : mi-homme ou femme et mi-animal, et bientôt être hybride, comme enfin délivré de ses deux incarnations précédentes (voyez ce magnifique homme-poisson, dont on ne sait plus très bien lequel des deux préexistait à l’autre).

Agissant de la même façon, le croissant de lune semble « minéraliser » le naturel  (arbre, fleur, fruit, champignon, poisson), le niant par l’illusion, l’artifice : à la verticale, comme tombée de l’astre, une étrange femme-poisson, avec des ballons de baudruche rose et vert pâle en guise d’oreilles de Mickey, qui la font ressembler à un cornet de glace ambulant : personnage de fiction ou monstre égaré ici-bas ? Son regard est caché par des lunettes noires (elle est la seule dans ce cas dans le défilé), la rendant quasiment opaque.

Génie du détail jusque dans l’accessoire : ainsi le sac à main-marron, et le parapluie de l’homme-champignon, dont le mouvement fait d’abord croire qu’il tient sa partenaire par la main ; la coiffure de la femme-neige, dont la forme reproduit celle de la brassière ; les points qui la composent (les flocons) ; et puis ce motif rouge en forme de cape qui accompagne la procession.

Ce déplacement discret du rouge fait le point entre deux propositions contigües : l’émiettement et l’éclatement, au travers d’une progression alternée - cape/champignon (haut), puis cape/fraise (bas). Cette parade, il nous faudra à la fin l’envisager de ces deux points de vue concurrents : le défilé, et la corrida – en ces deux mouvements successifs : parader, puis parer.

Car nous l’avions presque oublié : c’est bien un défilé de mode auquel nous assistons, dans tout ce qu’il a de plus habituel. Et cependant l’originalité des parures crée un décalage constant, à même de fragiliser notre appréciation, voire de nous perdre : une parade, certes, mais d’une étrangeté telle que sourd une menace indéfinissable. 

Yves Chaland — La nuit tropicale
Invitation ENSA, 1986
Un autre défilé de mode exotique…
C’est là que l’intelligence du dessin emporte tout : la beauté des corps (arrondi des hanches, tailles marquées, finesse et longueur des jambes, épaules carrées, visages fins, traits réguliers), évacue tout malaise. La courbure du vêtement (jusque dans ce qu’il peut avoir d’incongru) confère volume et sensualité au trait dessiné par le classicisme des silhouettes, qui, en retour, sert de cadre, fixant le regard.

Dans cette harmonie que rien ne semble vouloir déranger, Chaland insère avec culot deux éléments perturbateurs : un modèle prégnant d’érotisme, un autre à la touche d’exotisme plutôt insolite. Mais ni l’un ni l’autre ne viennent mettre en péril l’équilibre, et se fondent naturellement dans la marche.

Le premier modèle est une femme-fleur qui nous invite à la considérer sous l’angle le plus littéral, et en cela nous trouble : elle est une marguerite attendant qu’on l’effeuille (le dessinateur a déjà commencé de le faire : sa poitrine nue est à peine masquée par sa collerette). Le pistil qui lui tient lieu de couvre-chef est la marque de la vie-même, symbole de la toute-puissance du soleil dans cette onde de chaleur créée par les projecteurs. Quant à cette femme noire entièrement dévêtue dans sa bogue, elle offre une parfaite symétrie – ton de brun/ton de vert – avec l’homme-sapin qu’elle précède : elle en est presque l’accomplissement, le désir matérialisé. Elle irradie dans le naturel de sa nudité, en même temps qu’elle est peut-être le vecteur d’un message politique plutôt osé : femme-châtaigne dans l’affirmation de sa négritude, aux formes souples et sensuelles – qui prendra donc le risque de s’y piquer pour en cueillir le fruit ?

Ici s’exprime un élan manifeste vers la discordance, vers un ailleurs (l’au delà du podium : le monde, sans doute). Mais cette mise en danger ne crée pas de cassure, et se résout dans la plus parfaite décontraction (tranquille nonchalance de l’homme-sapin, les mains dans les poches !) : un sommet d’élégance.

Les apparences sont cependant trompeuses : cette image-première est déceptive, comme toujours chez Chaland. Par cette faille, il fait surgir la suspension : le sourire ou le rire naîssent d’abord d’un affrontement. Avec ce qui encadre ce flot de lumière et de couleurs,  jusque dans l’encadrement lui-même  : ces deux parenthèses bleu pâle qui font s’affronter le jour et la nuit.

En premier lieu du point de vue des personnages : le pilier à l’extrême gauche marquant la limite du cadre, c’est donc a priori cette dame un peu forte aux lèvres pincées, au visage trop rond et aux seins trop lourds, qui domine la scène et nous entraîne dans l’histoire.

Chaland étant diabolique (et nous au fait de sa malice), nous apercevons assez vite un homme un peu plus haut, dans l’axe médian du cadre : caché derrière un pan du rideau, il observe le spectacle, à la dérobée. 

Qui figure-t-il ? Le spectateur/lecteur ? Ou Chaland lui-même ? Et puis, qui est-il donc ? Un employé ? Un serveur, peut-être, comme dans la Party de Blake Edwards, par qui le commentaire (muet, c’est sa force) advenait : ne jamais être dupe, du naturel comme de l’artifice. Ou tout simplement le directeur de collection ?

Blake Edwards, The Party —  1968
Blake Edwards, La Party — 1969

Lui-même tout à gauche, il est peut-être bien le point d’accroche de notre lecture, la conclusion anticipée du récit. A portée de sa main, toutes les couleurs de l’épisode : jaune, blanc, vert, et bleu pâle, comme de juste.

Ce que nous voyons aussitôt mis en oeuvre, c’est une collision entre la sophistication et la trivialité, et le mariage forcé qu’elle engendre : celui de la légèreté et de la pesanteur, entre ciel et enfer. Le groupe au premier plan est une caricature presque immanente d’un entre-soi outragé : la mère aux sourcils froncés, la fille qui regarde, consternée, son père (?) qui essuie ses lunettes au moment même du défilé, le type (le gendre ?) aux cheveux en bataille. Cette mondanité feinte, c’est la comédie sociale dans ce qu’elle a de plus vulgaire. C’est l’effritement du masque des convenances, une parade ratée : le grand monde (un lieu chic, un public choisi) mis en miettes.

Mais la satire ne vise pas ce simple frottement : la ligne d’horizon du dessinateur se forme petit à petit, et notre regard soudain se pose sur ce que la grosse dame considère avec réprobation. Ce n’est pas le catwalk : c’est une scène qui se joue de l’autre côté, dans un arrière-plan qui aurait pu n’être qu’un simple décor d’appoint, mais va servir de cadre à la corrida du désir – un désir détourné de sa cible première, un désir qui ne sera que frustration, jamais achèvement.

Le personnage central du tableau était là, mais nous ne l’avions pas vu. Il  nous était donné par un tiers, et nous ne le savions pas. C’est cette femme qui vient tout juste d’arriver, très en retard. De fait, tous les regards se tournent vers elle : l’homme derrière le rideau, les spectateurs dans la fosse, ceux de l’étage - tous sauf un : ce photographe en bas à droite qui continue à mitrailler les mannequins ! Et aussi cette jeune femme, nous l’avons dit, qui regarde l’homme essuyer ses lunettes – mais nous voyons soudain ce dernier sous un jour nouveau : peut-être désire-t-il tout bonnement mieux voir celle qui vient d’arriver !

C’est un tourbillon qui envoie valser tout le reste : surprise du serveur qui verse à côté du verre, déférence ou obséquiosité du personnel, fascination de tous les autres, qui ne regardent plus le défilé pour lequel ils étaient spécialement venus (et nous non plus, d’ailleurs). Qui est cette créature ainsi mise en scène ? Que veulent dire les indices semés ici et là ? Cet apprêt souligné par ce mouvement triple : la main dans les cheveux, l’écharpe, le pli de la robe ?

Elle entre dans le décor en majesté, par la grande porte figurée par les piliers (qui délimitent ainsi un nouveau plateau, créant un autre espace, redéfinissant l’altitude : elle est en haut des marches, plus haut que le catwalk, mais pas encore dans les gradins). A noter : le visage du gros homme qui l’accompagne, en partie dissimulé par un pilier, montre le peu d’importance que Chaland accorde à celui-ci (il n’est qu’un appendice, au mieux).

Mais cacher cet appendice en partie est justement ce qui est amusant :  on remarque qu'il plastronne, la tête redressée et le nez en l'air, comme un soldat qui défile (!), ou comme un chasseur venant exhiber son dernier trophée. Ce doit être un nanti, un « puissant de ce monde », pour ainsi  entrer en retard, et le faire sans vergogne aucune : là est son privilège de caste. Mais il n’est qu’un personnage secondaire : l’élément perturbateur qui vient divertir l’assemblée (au sens étymologique de divertere, détourner), c’est elle.

Un glissement s’opère : nous avons l’étrange sensation de deux tableaux, l’un moderne, l’autre classique, qui seraient alors superposés, sans affecter la vision de l’un ou de l’autre, grâce à un effet de transparence. L’œil en crée vite un troisième : l’échappée figurée par le catwalk, ce hors-champ ainsi fantasmé par l’assemblage des deux autres.

Les vêtements du public, les appliques Art Déco, les croisillons de la balustrade ou les motifs identiques sur le rideau renvoient ainsi aux années 1930, quand les participants au défilé inventent un univers fantastique tout droit sorti d’un film de science-fiction. De la même façon, la coulée du défilé, si souple, si moderne, se heurte au hiératisme apparent des spectateurs. Les effets de rondeur (culotte bouffante, boules de glace, fraise, sac sphérique) contrastent avec une architecture rectiligne, droite, massive et imposante.

Toutefois, le mélange se fait parfois, en interne comme en externe : mélange des époques sur le catwalk (Antiquité des sandales tressées de la fraise, années 1960 du champignon-jockey, années 1930 des maillots de bain du couple poisson, Années Folles de la bogue-Joséphine Baker), mélange des signes dans la salle elle-même (le motif croisé présent dans les éléments de décor se retrouve dans le costume de l’homme-poisson, achevé dans l’œil-même du poisson).

Les mémoires de Joséphine Baker
Illustré par Paul Colin
Éditions Kra, 1927

C’est l’oeil courroucé de la grosse dame qui déchire le cadre : il trace une ligne, comme une flèche atteignant la retardataire, qui passerait, de manière très symbolique, par la femme-poisson. Ce trajet croise alors la cape que cette dernière tient comme une muleta : nous voyons bien qui voit rouge et figure le taureau aux naseaux fumants ! La femme-poisson peut être vue comme une médiane de la retardataire, qui, par son jeu de corps, sa démarche, sa disposition dans le plan, semble voler le regard, et, usurpant la qualité de mannequin, proposer son propre défilé.

Ou alors, ce regard furibard exerce-t-il une trajectoire plus courbe : surplombant le défilé, il serait comme un pont atteignant directement la nouvelle arrivante. Une diagonale qui en ferait une perpendiculaire à la scène, la perspective la dirigeant vers le haut des escaliers

C’est dans ce changement constant de perspective que la valse se déroule : pour chaque duo qui se forme, une troisième partie vient s’inviter. Si tout est double en apparence, dans l’appariement comme dans la confrontation, rien n’est jamais figé, tout se dilue toujours, pour se reconstituer plus loin. Ainsi des couples de mannequins (la jeunesse, les saisons à venir), des couple de spectateurs (l’âge mûr, les saisons passées) :  Chaland envoie valser les perspectives, il les renvoie valser, même : c’est en effet une valse de  saisons, pas des  saisons à laquelle nous assistons– cet indéfini en signale l’éternel recommencement des événements, des attitudes ou des postures.

Banalité de l’apparat, ironie de l’apprêt – et jouissance pure du spectateur/voyeur : il peut achever d’obéir à sa pulsion scopique la plus essentielle, tout en déroulant l’exégèse sur le dessin en train de se constituer. C’est d’une modernité absolue, et cela fait de cette image un classique instantané. Le malaise créé par le déséquilibre (ce qui est vu d’abord n’est pas ce qui doit être compris à la fin) fait place à un triomphe toujours renouvelé. Il consacre la responsabilité de celui qui regarde, en ce qu’il n’est pas simple témoin : c’est à lui de jouer, de prendre sa part – y compris, quelle ironie, cet aveugle à la canne levée !

Cela rappelle une autre sérigraphie, Drame Dans L’Atelier, véritable tryptique en un seul plan : la scène réelle (ce couple qui fuit après un meurtre), la scène fantasmée (le tableau peut-être inachevé du peintre), et puis le cadre d’ensemble vu par le spectateur (cet enchâssement narratif d’une puissance rare, où chaque image repousse l’autre, où l’identité de chacun des personnages est volontiers troublée).  

Yves Chaland, Drame dans l'atelier
Sérigraphie couleurs — 110 ex. n°/signés
Éditions Champaka, 1988

La figure ternaire est aussi celle, fameuse, que présente la psychanalyse : le ça, le moi et le surmoi freudiens. Il est amusant d’appliquer ce concept à la Valse de Saisons. Qu’il s’agisse de jeu sur la lumière (jaune-soleil, blanc-lune, vert-jungle) ou bien avec les éléments naturels et culturels (rideau, nuit, palmier), les associations et les références suggèrent assez vite ceci : derrière la domestication et le vernis sociétal, la brutalité et la sauvagerie sont là, qui affleurent.

L’on songe alors à Nostalgie Coloniale, ce dessin de couverture pour la revue Métal Hurlant : deux « sauvages » armés de sagaies, observant avec appétit derrière la fenêtre de sa maison une famille qui déballe ses cadeaux de Noël. On peut y voir la même gourmandise du dessinateur, la même ironie : quelle nostalgie ? Celle des blancs autrefois porteurs de civilisation dans le vaste monde ?
Celle des peuplades dites primitives, sur le point de mettre un peu de désordre dans ce décor si bien rangé ?
Ou bien ce triomphe du végétal dans la Valse de Saisons annonce-t-il une apocalypse joyeuse, comme apaisée ?

Métal Aventure numéro 2 (1983) — Couverture de Chaland
Pour sortir de la torpeur des conventions du monde bourgeois, civilisé, la danse saisonnière  nous invite à suivre ces mannequins sur le point de quitter les lieux.  Il nous faut scruter les traces qu’ils s’apprêtent à laisser : ce rouge-sang bientôt séché sur la piste jaune-pâle, une trouée de lumière dans la nuit bleutée. Au delà de la mort promise, l’écho d’un rire prêt à s’effacer, dans la lenteur et l’onctuosité du rêve, à la façon du jeune Albert s’évanouissant dans un océan de sable.




 Redstarpx, novembre 2016